22 juin 2013

La pique éternel retour


Jean-Luc Godard, le Mépris, 1963. Fritz Lang, el maestro y su cuadrilla

Décidément, le tercio de piques est à la mode. Les spectateurs de Las Ventas sont sortis tout retournés de la prestation, lors de la dernière San Isidro, du picador de Javier Castaño, le fameux Tito Sandoval,  et l’idée du rééquilibrage des tercios fait florès dans les blogs. A mon tour, quelques mots sur ce premier acte si controversé.

Il a plusieurs fonctions, ce tercio :
Avant tout, amoindrir les facultés physiques du toro. C’est qu’en attendent les toreros et ce qui s’est pratiqué au cours des décennies passées. Pour cela, un bon gros cheval, un bon gros picador, une bonne grosse pique et un bon gros puyazo suffisent. Pas la peine d’y revenir : le travail est fait du premier coup.

 Evolutions des piques au fil des années
 
Avantages : la brega se limite au minimum (un amené au cheval et un quite) ; le toro n’est fatigué que par la plaie de la pique et économise ses facultés musculaires par l’absence de déplacements et surtout de chocs multiples contre le mur du caparaçon ; tous les toros reçoivent leur ration de fer en un temps minimal, mansos comme  braves.

Inconvénients : il est peu question de bravoure  (qui n’est pas en jeu dans cette manière de faire) ni de spectacle (il n’y a rien à voir). On pratique de cette manière dans la plupart des corridas en arènes de 2ème et  3ème catégorie. 


 

Ensuite, éventuellement, juger la bravoure du toro. C’est ce qu’attend (ou redoute) le toro. Pour cela, il faut : un torero décidé à jouer le jeu (Javier Castaño, par exemple), un cheval léger (moins de 600kg), un picador bon cavalier, capable de placer sa pique au bon endroit dans le dos du toro, bon connaisseur des toros, sachant doser la puissance et la durée du coup de lance , une pique de dimension et de profil revus (pique andalouse, de type « Bonijol ») montée à l’endroit (Messieurs les Alguazils, allez donc surveiller cela, s’il vous plait !), une mise en suerte un peu plus distante à chaque puyazo.  

 Toro de Morena Silva, Ceret 2012

Avantages : proposer au toro de retourner deux ou trois fois permet de voir comment il réagit à la douleur et si son envie de vaincre est plus importante que sa crainte de souffrir ; d’autre part, la mise en suerte à distance de plus en plus importante puyazo après puyazo met en évidence l’intensité  de la bravoure du toro et quel est l’espace autour de lui qu’il estime inviolable ; enfin au fil des rencontres, on peut apprécier avec plus de certitude le style du toro, car ce n’est pas tout d’aller au cheval, encore faut-il le faire avec classe (sans tarder, au galop),  et arrivé contre le caparaçon, pousser tête baissée, perpendiculairement, avec les deux cornes, en s’appuyant sur les 4 sabots. Les aficionados  connaissent ces critères.

Inconvénients :  la bravoure des toros n’étant pas toujours au rendez-vous, ce tercio peut devenir interminable. Le manso que l’on enferme lors de la première pique devient particulièrement retors si l’on veut le ramener au cheval, et cuadrillas et toreros se lancent dans des bregas sans fin, avec des déplacements des cavaliers tout autour de l’arène, des toros qui s’épuisent en galopades et le public qui se lasse. Même lorsque le toro n’est pas un manso fuyard, son envie de revenir au châtiment est souvent assez mitigée. Si on les place à une trop grande distance du cheval, bon nombre d’entre eux s’immobilisent, hésitent, tergiversent, obligeant le picador à des allées et venues sur sa monture, avec de véhémentes agitations de la pique et des cris champêtres, spectaculaires lorsqu’on y assiste pour la première fois, mais qui peuvent finir par ennuyer si cela se répète toro après toro, corrida après corrida. Plusieurs minutes entre deux piques montrent que le toro n’est pas un vrai brave. Insister n’a aucun sens et risque même de provoquer la décomposition du toro, qui réfléchit beaucoup et perd son allant. 

Enfin, qu’il soit un authentique spectacle. C’est ce qu’espèrent les spectateurs. Parmi eux, il y a ceux qui en attendent un moment d’agréments où se mêlent les émotions devant la charge du toro, et les plaisirs des quites variés. 

 
Joselito Adame, Quite por Zapopinas, toro del Conde de la Maza, Seville 2012

Pour cela, il est nécessaire que les toreros montrent leur envie de plaire et se lancent dans la compétition, capote en main. Mais qu’ils agissent avec parcimonie et modération! Il ne s’agit pas, pour la gloriole, de se lancer dans des quites interminables  qui ruinent la suite en épuisant le toro. 

Et puis il y a ceux qui veulent que l’attention soit centrée sur le combat de l’animal et que se prolonge cet affrontement toro contre picador au-delà des deux et exceptionnellement trois attaques habituelles. On voit ainsi, lors de corridas-concours, (en France, notamment) des séries de 4, 5 piques par toro, avec des mises en suerte à des distances considérables (parfois d’un bout à l’autre de la piste, comme à Nîmes lors de la corrida de Miura qu’affrontait seul Javier Castaño, 2012), et certains, y prenant goût, souhaiteraient que cela devienne pratique courante. 

 Corrida de Adelaida Rodriguez à Ales 2013

 Pour cela, il faut revoir entièrement les conditions matérielles et réglementaires de ce tercio : pique réduite de moitié (3 à 4cm de la pointe à la garde, laquelle devrait être ajustable) ; durée des puyazos limitée à quelques secondes (aux Alguazils de surveiller) ; un seul picador en piste (comme cela se pratique lors des corridas-concours ou en corridas ordinaires à Céret ou à Alès) ( à quoi sert ce second picador  qui ne doit pas intervenir : qu’il se tienne prêt, hors de la piste) ; retrait des toreros inutiles derrière les barrières et aux burladeros : seuls restent en piste le torero d’active et son peon de brega, se plaçant l’un d’un côté, l’autre de l’autre du cheval pour éviter les distractions et échappées du toro ; cheval léger et caparaçon souple ; suppression des lignes délimitant l’espace du cavalier qui doit pouvoir s’avancer vers le toro si celui-ci, placé trop loin, tarde à s’élancer. 


Ainsi réalisée, la suerte de vara pourrait être menée à bien, à condition, bien sûr, qu’elle s’effectue en jugeant continuellement et avec pertinence l’état du toro, sans obstination, avec doigté, avec délicatesse même, sans risquer d’anéantir le toro et de ruiner tout espoir de voir le tercio de banderilles et surtout celui de muleta. Toutefois, demander à un toro de galoper et recevoir trois paires de banderilles après avoir subi 4, 5 ou 6 puyazos est inhumain : deux paires à harpons courts seraient suffisantes. Quant aux toreros qui attendent le premier avis avant d’aller chercher l’épée, ils devront revoir leur plan de faena. Enfin les spectateurs qui aiment les quites fleuris devront se faire une raison : ou le toro expose sa bravoure en fonçant 4 fois au cheval, ou il sert de faire-valoir au torero, mais pas les deux : il faut choisir son spectacle.



Mais tout ceci est lié à des volontés et à des aptitudes. Les toreros talentueux désirent-ils laisser à d’autres une partie de leur gloire ? Les autorités, les syndicats seront-ils jamais disposés à modifier les antiques pratiques ? Les picadors ont-ils tous la capacité de mener avec brio un tercio de vara quand mettre la pique au bon endroit semble impossible à la plupart d’entre eux ?

 Juan José Esquivel, photo du site de la Unpbe


Le rééquilibrage des tercios est une chose nécessaire et salutaire. Donner au premier de la signification et du panache est profitable à l’ensemble de la corrida
Attention toutefois aux excès, et à ne pas déplacer le centre de gravité de la tauromachie en reléguant le torero au rôle de matador. Les formidables succès récents de certains subalternes sont sympathiques, mais obtenus en effectuant brillamment des tâches qui restent mineures. Les picadors, du haut de leurs montures, risquent peu le coup de corne et leur équipement de chevaliers du Moyen-Age les rend quasiment invulnérables. La prééminence du torero maestro sur tous les autres acteurs doit être préservée. La corrida est avant tout la rencontre d’un homme et un toro avec leur destin. Tous les autres participants ne sont que des auxiliaires et ont le devoir de le rester.

 Cesar Rincon con Bastonito de Baltasar Iban, photo du blog solymoscas



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