27 novembre 2012

Vox Populi


 
Une scène fameuse du film Le 7ème Sceau de Bergman montre le Chevalier entreprenant avec la Mort une partie d’échecs qui doit déterminer son destin. Bien sûr, la Mort finit par gagner la partie, l’affrontement par échiquier interposé n’est qu’une illusion d’espoir : on ne vainc pas le Destin.
Eh bien, c’est la même chose dans la corrida.  Toutefois, celui qui se bat contre la Mort, c’est le toro, et dans le rôle du Destin inéluctable, l’homme, le torero. Ces vingt minutes que dure le combat du toro en piste sont une image d’une vie, avec ses épreuves, ses luttes, ses victoires, ses échecs et sa fin ; et cette vie, c’est la nôtre. Paradoxalement, notre représentant dans l’arène à nous, les spectateurs, c’est le toro ; le torero, le matador, est la figure du destin, de la mort, contre lequel le toro lutte vainement, désespérément. 
En réalité, il est le seul à se battre. Le torero à aucun moment ne lutte contre lui, comme le faisaient les gladiateurs, entrant en piste avec une arme et luttant  à mort contre lui. Non,  il n’attaque jamais, mais subit les assauts, les charges, qu’il détourne au moyen des leurres qui fuient constamment. Quand il porte des coups, c’est des châtiments, qui punissent le téméraire qui charge la monture  ou qui ose poursuivre l’homme.
La corrida n’est pas un combat, mais la cérémonie de la mort du toro.
Le problème, c’est que l’homme qui joue le rôle du Destin dans cette représentation n’est pas toujours une créature hors du commun comme le personnage qu’il interprète. Avant tout, il est vulnérable, contrairement à la Mort dans le drame de Bergman, et la crainte de la blessure enlève facilement les envies d’héroïsme; et puis il n’est pas forcément très habile pour accomplir sa mission, cet art est difficile ; enfin la flatterie des applaudissements pousse souvent au désir de plaire, parfois au plus grand nombre, car c’est ce plus grand nombre qui agite les mouchoirs à la fin. Il peut donc se laisser tenter par de petites négligences, des manquements occasionnels, d’habiles recours, des effets faciles à mettre en œuvre…


L’autre problème, c’est que si la corrida obéit à un règlement, elle n’a pas de règle. Certes tout est codifié, la succession des événements, l’ordre d’intervention des toreros, la dimension des piques, le bois des banderilles, la taille des épées, mais nul article n’indique comment se servir de ces instruments, où placer la pique, comment poser les banderilles. Du bon usage de la cape, de la muleta, de l’art de porter le coup d’épée il n’est jamais question. 

En fait,  chacun peut faire ce que bon lui semble : piquer à la base de la queue, poser les banderilles dans le ventre ou planter l’épée dans le flanc. Dans tous les sports de combat, d’affrontement, des arbitres, des juges veillent au respect des règles, des bons comportements, en vertu de codes qui répertorient les actes licites et les gestes interdits. Il n’en est rien dans la corrida. Le président a des mouchoirs de toutes les couleurs mais n’a pas de carton jaune.

 Tableau de George Wesley Bellows, Stag at Sharkey’s (1909)

C’est au public que revient la tâche de veiller à ce que tout se passe bien, de la façon la plus digne, la plus respectueuse des bons usages, de faire appliquer le code non écrit des bonnes manières du toreo. Il en est le dépositaire. Certaines sont simples et le grand public sait les faire respecter : ne pas toréer un toro qui boîte ou se casse une corne, ne pas lui charcuter le dos avec la pique, ne pas le larder de coups d’épée à la mise à mort etc. D’autres sont plus complexes et entremêlent préoccupations techniques et considération  éthiques et sont bien connues des spectateurs avertis : elles concernent la position du torero face au toro, son immobilité pendant la charge, la trajectoire imposée au toro, la manière de porter le coup d’épée etc. 
Mais toutes expriment le même impératif : traiter le toro avec dignité
Et même le mettre, au moins momentanément, en situation de faire la seule chose qu’il sache faire : donner un coup de corne. Face à un torero intelligent et expérimenté qui agirait avec prudence, le toro n’a aucune chance d’atteindre son adversaire. Il faut que l’homme soit généreux et que, sciemment, il torée de façon raisonnablement risquée; et même inconsciemment, si possible, en recherchant l’élégance, l’harmonie, en se laissant griser par l’envie de réaliser quelque chose de beau, une œuvre d’art, sans se préoccuper seulement de sa sécurité et de la technique. Dans la corrida, l’esthétique est garante de l’éthique

 Diego Puerta
Bref, il faut accepter une part de danger, courir le risque de la cornada. La lâcheté n’est pas permise et un peu de folie est bienvenue.
Le toro est un bel animal, fier, indompté, pas très intelligent, et, à des degrés divers, doté, de bravoure et de noblesse, ces qualités qui firent la grandeur de la chevalerie. Le toro qui s’élance à l’assaut du cheval caparaçonné, c’est Roland à la tête de sa petite troupe engageant la bataille, perdue d’avance, contre les nuées de soldats ennemis. Un héros, quoi. Il peut être notre double.
En se comportant bien, l’homme, le torero, donne une leçon au Destin, à celui qui régit nos vies. L’aréopage des spectateurs y veille.

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